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Ma trajectoire vers le multiculturalisme dans ma pratique de pédiatrie

Affiché le 6 octobre 2022 par la Société canadienne de pédiatrie | Permalink

Catégorie(s) : Plein feu

par la Docteure Alice M. Chan-Yip C.M. MDCM, FRCPC, FAAP, D. Sc. (HC)

Lorsqu’on m’a invitée à réfléchir à ma carrière pour souligner le centenaire de la Société canadienne de pédiatrie, j’ai trouvé difficile de le faire sans rendre hommage à mes mentors. Ils ont influencé ma trajectoire de pédiatre et de promotrice de la pédiatrie multiculturelle et intégrative avant que l’influence de la culture sur la pratique médicale soit pleinement reconnue et acceptée.

Lorsque j’étais jeune étudiante en médecine à l’Université McGill, je connaissais le profilage racial qui, à l’époque, pouvait être subtil, mais persistant chez les professeurs. Le profilage racial entre le mentor et le mentoré modifiait souvent la dynamique d’acceptation des sujets d’enseignement lors des séminaires de recherche et des conférences, par exemple. Un professeur réputé de l’Hôpital de Montréal pour enfants, le docteur Alan Ross, a toutefois contribué à changer la donne. Sa gentillesse envers moi, qui était étudiante en médecine et résidente junior assistante, m’a incitée à suivre une formation postdoctorale en pédiatrie malgré mon expérience de racisme de la part d’autres membres du personnel. Après ma résidence en pédiatrie, une série de bons conseils de la docteure Laurie Chute, professeure et chef de pédiatrie au SickKids et à l’Université de Toronto, et des facteurs culturels continus m’ont amenée à entreprendre des recherches cliniques hors du milieu des soins tertiaires.

J’ai consacré mon stage de perfectionnement clinique de deux ans, supervisé par le docteur Donald Fraser, à un secteur très spécialisé du métabolisme, plus particulièrement les maladies osseuses métaboliques et le métabolisme du calcium avant que les produits laitiers commerciaux soient enrichis de vitamine D, alors que le rachitisme par carence en vitamine D était encore prévalent au Canada. J’ai vécu un moment fort quand le docteur Fraser m’a désignée comme première autrice d’un article intitulé Hypothyroidism in cystinosis [1]. Cette formation inestimable a alimenté mon intérêt croissant pour la recherche communautaire.

L’année 1968 a marqué le début d’une période d’instabilité politique au Québec, mais j’ai tout de même décidé de rentrer à Montréal avec mon mari, le professeur Gar Lam Yip, qui avait été nommé professeur en science et génie informatiques à l’Université McGill. J’ai passé un an à apprendre les techniques de laboratoire du métabolisme stéroïdien sous la supervision du docteur Jacques Ducharme, chef de pédiatrie et directeur du laboratoire d’endocrinologie à l’Hôpital Sainte-Justine. J’ai constaté que ces activités de laboratoire étaient principalement axées sur l’évaluation clinique des patients, et je me suis rendu compte que ce n’était pas la recherche de laboratoire qui stimulait mes intérêts. C’était toutefois un milieu propice pour améliorer mes aptitudes en français parlé et écrit, ce qui m’a aidée à décrocher mon permis d’exercer au Québec. 

Grâce au « bouche à oreille » entre les pédiatres de Montréal, j’ai été présentée au docteur Brock Dundas, qui planifiait de déménager à Calgary. Il m’a offert de reprendre sa pratique communautaire bien établie et m’a présentée à des collègues qui couvraient les fins de semaine en pédiatrie. Son conseil était simple, mais encourageant : « Trois rappels : Sois affable, disponible et compétente », et c’est ce qui a donné le ton à ma pratique communautaire.

Pendant la même période, le docteur David Lin, chirurgien à McGill, m’a invitée à mettre sur pied une clinique ambulatoire clinique d’une demi-journée à l’Hôpital chinois de Montréal, un établissement de soins de longue durée qui avait été créé par la communauté chinoise sous sa direction en 1961. Mon travail indépendant dans cette clinique m’a fait constater la santé sous-optimale des patients des minorités asiatiques et ethniques que je soignais, et c’est pourquoi j’ai voulu mener des recherches sur les influences culturelles associées aux pratiques de santé et sur la prévalence des maladies au sein de ces groupes. Le fait de siéger au conseil d’administration m’a aidée à comprendre l’influence des politiques institutionnelles sur la prestation de services de santé communautaires. En comparant les familles des patients chinois qui fréquentaient ma clinique aux familles canadiennes plus traditionnelles de mon cabinet privé, j’ai pu relever et atténuer les écarts de santé importants entre ces communautés.

Mon mari et moi avons participé activement aux activités universitaires et à la vie sociale de l’Université McGill et des milieux communautaires chinois. Nous avons entrepris des revendications et participé à des activités de collecte de fonds. Nous avons tous deux pu constater divers incidents de profilage ethnique, mais ces expériences nous ont rendus plus actifs dans nos activités bénévoles et professionnelles, parce que nous voulions faire bouger les choses. Par notre travail dans des organisations communautaires et nos interactions avec divers groupes culturels et des Canadiens enthousiastes (tant francophones qu’anglophones, qui sont nombreux à faire du bénévolat pour la communauté chinoise), j’ai mis au point des services de santé et des services sociaux adaptés à la culture des nouveaux immigrants chinois et des réfugiés asiatiques. Ma pratique incluait les familles de seconde génération qui n’étaient toujours pas en mesure d’accéder à des soins de santé et à un soutien psychosocial adaptés à leur culture.

Ma pratique communautaire a également été enrichie par des conférences inspirantes et des consultations privées sur les soins des patients avec quelques chercheurs cliniciens avant-gardistes de l’Hôpital de Montréal pour enfants. Quelques anecdotes démontrent comment ces professeurs exemplaires m’ont aidée à réaliser des recherches cliniques au sein de ma pratique communautaire :

  • Dans les années 1970, le docteur Ronald Denton, qui a fondé le département d’hémato-oncologie pédiatrique de l’Hôpital de Montréal pour enfants, m’a envoyé le rapport de laboratoire d’un jeune patient ayant une hémoglobine très basse. L’accompagnait une photo de microscopie qui faisait état d’une hypochromie marquée, d’une microcytose et d’un tableau classique d’anémie ferriprive importante, de même qu’un commentaire sur le taux de prévalence raciale élevée. Pendant nos échanges, il a mentionné que les parents chinois ne savaient probablement pas où acheter de la nourriture pour bébé. Mes tentatives pour comprendre les pratiques culturelles relatives à l’alimentation des nourrissons dans les familles chinoises m’ont vite poussée à demander aux proches un journal d’alimentation des nourrissons de trois jours lors des bilans de santé de neuf à 18 mois. Cette initiative est ensuite devenue ma pratique régulière, à la fois pour des besoins de surveillance et pour favoriser des conseils préventifs sur la manière de prévenir la carence en fer [2].
  • À la fin des années 1960, le docteur Charles Scriver, généticien réputé, a contribué à persuader l’industrie laitière canadienne d’enrichir tous les produits laitiers commerciaux de vitamine D. Lors de ces séminaires, il a également prôné le dépistage de marqueurs génétiques dans la population, ce qui m’a inspirée à combiner le dépistage de la thalassémie mineure et de la carence en fer chez les jeunes enfants chinois, car les deux affections sont associées à une anémie microcytaire et hypochrome. J’ai ensuite mené une enquête longitudinale de la clientèle chinoise dans le cadre de ma pratique clinique, comparant les porteurs d’anémie ferriprive aux porteurs de thalassémie [2].
  • Au même moment, j’ai également observé de faibles taux d’allaitement [3] et d’autres pratiques alimentaires influencées par la culture, mais moins saines dans les familles chinoises. Pour cette raison, j’ai préparé des cours prénatals adaptés à leur culture et à leur langue et obtenu du financement pour corédiger un manuel en chinois sur l’accouchement de l’enfant axé sur la famille et les soins au nourrisson [4]. La Fondation de l’Hôpital chinois de Montréal en a financé la distribution gratuite aux dispensateurs de soins.
  • Lorsque le docteur Barry Pless est devenu directeur de la recherche communautaire, développementale et épidémiologique à l’Hôpital de Montréal pour enfants, son enseignement et ses revendications en recherche communautaire et le soutien des membres de son équipe, ont orienté l’analyse statistique de mes données cliniques en vue d’articles publiés dans le CMAJ et Paediatrics & Child Health [2][5]. Le problème continu de la prévalence d’anémie ferriprive chez les jeunes enfants des minorités ethniques m’a incitée à écrire Une lettre à l’éditeur pour Paediatrics & Child Health en 2013 [6]. J’y exhortais les cliniciens à procéder au dépistage systématique du risque nutritionnel grâce à ma méthode du journal alimentaire de trois jours, qui m’a aidée à déceler le risque précoce d’anémie ferriprive chez les patients ainsi qu’à prévenir la maladie au fil des ans.

Mes années d’expérience m’ont convaincue qu’un dépistage opportun et que des conseils adaptés à la culture peuvent souvent prévenir la carie de la petite enfance causée par l’usage excessif du biberon, favoriser des stratégies pour que les parents composent avec les pleurs excessifs du nourrisson [3][5][6] et contribuer à prévenir le rachitisme par carence en vitamine D et les symptômes connexes, toujours très prévalents dans certains groupes des minorités ethniques et dans les communautés autochtones.

En 1989-19990, j’ai été invitée à participer à un sous-comité du ministère de la Santé mentale du Québec qui incluait des anthropologues, des psychiatres culturels et des psychologues pour étudier les enjeux particuliers et les besoins de services des communautés minoritaires ethnoculturelles de Montréal. Certains projets de revendication visant à améliorer la santé mentale chez les enfants et les adolescents des minorités ethniques ont ensuite été publiés [7]. En cabinet, j’ai collaboré avec une collègue psychiatre, la docteure Nathalie Grizenko, à la direction de l’équipe d’un projet pilote pour étudier les styles d’acculturation et de fonctionnement psychologique chez les enfants d’immigrants [8]. Dans notre étude, nous avons relevé quatre styles distincts : l’assimilation, l’intégration, la séparation et la marginalisation. En cas d’acculturation, les personnes peuvent sélectionner divers éléments de la culture de l’hôte et de la culture ethnique, en s’identifiant de plus en plus à une culture sans nécessairement s’identifier moins à l’autre. Nos recherches ont clairement démontré que les personnes au style le plus intégratif adoptent également un fonctionnement psychologique plus optimal que les personnes marginalisées. Ces distinctions peuvent aider les cliniciens à reconnaître le risque intrafamilial et les facteurs protecteurs pendant l’acculturation et à faciliter les conseils psychosociaux pour éviter des conflits intergénérationnels.

Après avoir fermé ma pratique communautaire en 2005, j’ai continué de travailler comme médecin à l’urgence et au Centre de consultation pédiatrique de l’Hôpital de Montréal pour enfants jusqu’en 2015. J’y ai effectué un sondage auprès des patients atteints de symptômes médicalement inexpliqués (SMI) ou de troubles à symptomatologie somatique (TSS) ayant consulté à de multiples reprises à l’urgence entre 2006 et 2010, ce qui a révélé une prévalence de 4,2 % de SMI, tout particulièrement. Cinquante patients ayant des SMI ont été recrutés lors d’une étude subséquente pour créer des stratégies diagnostiques et thérapeutiques. Nous avons utilisé la liste des symptômes pédiatriques (PSC)-17 [9][10] pour procéder au dépistage psychologique, qui incluait des sous-échelles d’internalisation (>5), d’externalisation (>7) et du déficit d’attention (>7) parmi les symptômes importants sur le plan clinique, suivi d’une orientation vers une consultation psychiatrique. En qualité de pédiatre traitante, je déterminais le risque psychosocial de chaque patient et les facteurs protecteurs dans trois domaines de la vie (maison, école et communauté) et j’offrais des conseils aux familles. Les données ont également révélé que la majorité de notre cohorte était formée de nouveaux arrivants au Canada.

Des pratiques pédiatriques qui incluent la surveillance du développement, les soins fondés sur des données probantes et adaptés à la culture, les conseils préventifs, le professionnalisme et l’empathie peuvent contribuer à poser un diagnostic précoce et à proposer des approches thérapeutiques personnalisées pour les enfants et les adolescents ayant un SMI ou un TSS. La prévention des symptômes chroniques et la réduction des coûts liés à la santé font partie des avantages à long terme des soins multiculturels.

Références

  1. Chan AM, Lynch MJ, Bailey JD, Ezrin C, Fraser D. Hypothyroidism in cystinosis: A clinical endocrinologic and histologic study involving sixteen patients with cystinosis. Am J Med 1970;48(6):678-92.
  2. Chan-Yip A, Gray-Donald K. Prevalence of iron deficiency among Chinese children aged 6 to 36 months in Montreal. CMAJ 1987;136(4):373-7.
  3. Chan-Yip AM, Kramer MS. Promotion of breast-feeding in a Chinese community in Montreal. CMAJ 1983;129(9):955-8.
  4. Chan-Yip AM, Au OM, Chan L, Mok A, Hum HS, Sanh SL. Family-Centered Childbirth and Infant Care. Montreal, Que.: Montreal Chinese Hospital, 2002.
  5. Chan-Yip A. Health promotion and research in the Chinese community in Montreal: A model of culturally appropriate health care. Paediatr Child Health 2004;9(9):627-9.
  6. Chan-Yip AM. Letter to the editor: Culture, communication, negotiation: Preventing iron deficiency in children new to Canada. Paediatr Child Health 2013;18(9):407.
  7. Bibeau G, Chan-Yip AM, Lock M, Rousseau C, Sterlin C; comité de la santé mentale du Québec. La santé mentale et ses visages. Un Québec pluriethnique au quotidien. Boucherville, Qué. : Gaëtan Morin éditeur, 1992.
  8. Pawliuk N, Grizenko N, Chan-Yip A, Gantous P, Mathew J, Nguyen D. Acculturation style and psychological functioning in children of immigrants. Am J Orthopsychiatry 1996;66(1):111-21.
  9. Gardner W, Murphy M, Childs GE et coll. The PSC-17: A brief pediatric symptom checklist with psychosocial problem subscales. A report from PROS and ASPN. Ambul Child Health 1999;5(3):225-36.
  10. Brief psychosocial screening at health supervision and acute care visits. Wagman Borowsky I, Mozayeny S, Ireland M. Pediatrics 2003;112(1 Pt 1):129-33.

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Mise à jour : le 25 octobre 2022