Point de pratique
Affichage : le 12 avril 2018
Laurel Chauvin-Kimoff, Claire Allard-Dansereau, Margaret Colbourne; Société canadienne de pédiatrie, Section de la prévention de la maltraitance d’enfants et d’adolescents
Paediatr Child Health 2018, 23(2):161–166
Les fractures sont des lésions courantes pendant l’enfance. La plupart sont causées par un traumatisme accidentel, mais les traumatismes non accidentels (maltraitance) sont de graves causes de fractures qui ne sont pas toujours dépistées, notamment chez les nourrissons et les jeunes enfants. Le présent point de pratique passe en revue les caractéristiques cliniques qui soulèvent des soupçons de lésions squelettiques non accidentelles et expose une méthode de prise en charge reposant sur les publications à jour et les lignes directrices publiées. Il souligne que les cliniciens sont tenus de signaler les soupçons de maltraitance aux services de protection de l’enfance. Il ne traite pas des fractures crâniennes isolées.
Mots-clés : Child abuse; Children; Fracture; Maltreatment; Physical abuse
De 11 % à 30 % des nourrissons et des enfants évalués en raison d’une possibilité de maltraitance physique souffrent de fractures [1]–[3]. Dans le présent point de pratique, les fractures découlant de la maltraitance sont qualifiées de « non accidentelles ». De nombreuses fractures non accidentelles ne sont pas diagnostiquées en clinique, parce qu’elles sont infligées à des nourrissons avant qu’ils parlent et se déplacent seuls [4]–[6]. Dans les cas de maltraitance, il se peut que la personne qui accompagne l’enfant à l’hôpital ne connaisse pas l’histoire de la lésion ou en donne une version incomplète ou trompeuse. Aucun type de fracture n’est pathognomonique de lésions non accidentelles [7][8]. Les types de fractures accidentelles ou causées par la maltraitance dépendent souvent de l’âge ou de l’étape de développement. Il est donc important de comprendre le spectre habituel des lésions que peuvent subir les enfants tout au long de leur croissance.
Le présent point de pratique porte sur les questions suivantes, en fonction des récentes recommandations publiées sur la maltraitance d’enfants :
C’est pendant l’enfance que le processus de croissance et de minéralisation osseuses est le plus dynamique. Le clinicien peut puiser dans ses connaissances des mécanismes courants liés aux divers types de fractures et dans l’information clinique qu’il récolte pour déterminer la plausibilité des mécanismes de lésion qui lui sont présentés (figure 1) [9][10]. Dans une analyse systématique récente d’études pédiatriques, les chercheurs ont comparé les fractures attribuables à la maltraitance à celles attribuables à d’autres causes. Ils ont découvert que le siège et le type de fracture, combinés à l’étape de développement de l’enfant, contribuent à déterminer la possibilité de traumatisme non accidentel [7].
Un jeune âge est un important facteur discriminant de traumatisme squelettique non accidentel [1][2][4][7][11]. Les fractures accidentelles sont peu fréquentes chez les enfants de moins de 18 mois [11]. Dans l’ensemble, de 25 % à 56 % de toutes les fractures dont sont victimes les nourrissons de moins d’un an sont attribuables à la maltraitance [7].
De nombreuses études soulignent l’association significative entre les fractures multiples et la maltraitance physique [1][7][11]. Le lien devient particulièrement pertinent en présence de fractures d’âges différents ou de fractures anciennes qui n’avaient pas été vues par un médecin. La maltraitance est l’étiologie sous-jacente chez près de 70 % des enfants de moins de 36 mois et chez 85 % des nourrissons hospitalisés qui sont victimes de trois factures ou plus [1].
Les fractures de côtes sont peu courantes chez les nourrissons et les jeunes enfants. Dans de rares cas, on les observe en cas de traumatisme grave (p. ex., un accident de voiture) ou de troubles osseux sous-jacents [12][13]. En l’absence de traumatisme évident, les fractures de côtes sont celles qui s’associent le plus aux lésions non accidentelles [7][13][14]. Lorsqu’elles sont causées par la maltraitance, elles sont généralement multiples, unilatérales ou bilatérales et situées n’importe où le long des côtes [7].
Il est rare que des enfants de moins de 18 mois subissent des fractures de l’humérus. Les fractures de l’humérus accidentelles, généralement causées par une chute, se situent souvent dans la région supracondylienne. Ce siège contraste avec celui des fractures de l’humérus non accidentelles, plus susceptibles d’être de forme spiroïde ou oblique et d’être situées dans la région diaphysaire ou proximale [7][15].
Lorsqu’un enfant est en mesure de se déplacer ou de marcher, les fractures accidentelles du fémur peuvent découler d’une chute de faible hauteur (habituellement de moins de 1,5 m), d’un faux pas ou d’une culbute [10][16][17]. Elles peuvent être de n’importe quel type, spiroïdes ou obliques, transversales ou en torus. Une chute des bras d’un adulte est une cause accidentelle possible de ce type de fracture [10]. Les fractures du fémur attribuables à un traumatisme non accidentel se produi sent surtout chez de jeunes nourrissons qui ne se déplacent pas encore seuls.
Les fractures métaphysaires classiques près de l’extrémité des os longs en développement sont habituellement limitées à la population de nourrissons et présentent un haut degré de spécificité pour la maltraitance [6][18]. Les fractures accidentelles de l’omoplate, d’une apophyse épineuse et du sternum sont peu fréquentes. Elles soulèvent donc des soupçons de lésions non accidentelles.
Le clinicien doit être à l’affût d’observations subtiles d’autres lésions, telles que des ecchymoses et des traumatismes à la bouche, particulièrement chez les jeunes nourrissons. Les ecchymoses, particulièrement sur le tronc, les oreilles et le cou de l’enfant, peuvent constituer des marqueurs de traumatisme non accidentel [19]–[21].
Lorsqu’un enfant subit un traumatisme accidentel mineur, les lésions sont généralement circonscrites à une seule partie du corps. Les lésions intracrâniennes et abdominales sont inhabituelles lors de tels incidents. En général, elles se produisent seulement après des événements graves et vérifiables, comme un accident de voiture, une lésion par écrasement ou une chute de grande hauteur [10][16][22]. Lorsqu’un autre type de lésion importante accompagne une lésion squelettique, l’histoire doit clairement démontrer la présence d’un violent choc traumatique.
La maltraitance est beaucoup plus fréquente que les troubles osseux. Selon un rapport de 2008, les chutes (50,4 %), la maltraitance (12 %) et les accidents de voiture (11 %) étaient les principales causes de fractures chez les enfants de moins de trois ans hospitalisés aux États-Unis [1]. Les auteurs ont recensé des troubles métaboliques ou osseux sous-jacents chez moins de 1 % des enfants. Le clinicien doit néanmoins tenir compte de la possibilité d’affections médicales sous-jacentes associées à une fragilité osseuse et interpréter soigneusement les anomalies radiologiques afin d’éviter les interprétations fautives (figure 2) [5][6][8].
L’évaluation médicale commence par des questions approfondies sur l’apparition et l’évolution des symptômes liés à la présentation clinique. Le clinicien doit consigner soigneusement au dossier les circonstances de survenue de la lésion. L’anamnèse doit inclure tous les événements traumatiques récents et anciens et toutes les affections connues. Il doit également consigner l’histoire nutritionnelle de l’enfant et, si celui-ci est allaité, les restrictions alimentaires importantes de la mère.
Le clinicien doit examiner l’histoire de l’accouchement et des problèmes médicaux de l’enfant, y compris la prématurité, les traumatismes à l’accouchement et les lésions antérieures. Il doit consigner l’utilisation actuelle et passée de médicaments, y compris les suppléments vitaminiques, notamment la vitamine D. La croissance et les étapes du développement, en particulier la motricité globale, peuvent contribuer à déterminer si les mécanismes de lésions invoqués sont plausibles.
Dans l’histoire familiale, le clinicien doit inclure la consanguinité, les anomalies métaboliques connues, les fractures chez d’autres membres de la famille, les déficiences auditives, les affections du tissu conjonctif et l’hypoplasie dentaire.
Un nourrisson ou un enfant qui souffre d’une lésion squelettique dont la cause n’est pas claire doit subir un examen physique approfondi. Il faut inscrire les éléments suivants au dossier :
Le clinicien doit demander qu’un ophtalmologiste effectue un examen ophtalmologique indirect chez tous les enfants atteints d’un traumatisme crânien laissant croire à une lésion non accidentelle.
Les investigations suivantes sont recommandées :
Si l’enfant semble avoir été victime d’un traumatisme multisystémique ou être atteint d’une affection sous-jacente, il peut être judicieux d’effectuer d’autres examens médicaux [5][6].
La série squelettique (SS) est la pierre angulaire de l’investigation radiologique des fractures dont la cause n’est pas claire. En effet, elle fournit de l’information précieuse sur la santé osseuse et permet de déceler des lésions squelettiques occultes. La SS est recommandée pour tout enfant de moins de deux ans chez qui on soupçonne une maltraitance physique [2][3][6][23][24]. Les risques de résultats positifs diminuent après l’âge de deux ans, mais le clinicien doit envisager de procéder à une imagerie chez les enfants de deux à cinq ans lorsque la probabilité de lésion occulte non accidentelle est élevée. L’American College of Radiology a publié des lignes directrices relatives aux SS, que l’American Academy of Pediatrics appuie [23][24]. Il faut effectuer des SS complètes et techniquement correctes pour mieux dépister à la fois les affections sous-jacentes et les lésions squelettiques qui ne sont pas manifestes sur le plan clinique (p. ex., fractures de côtes ou fractures métaphysaires). Une image partielle, ou « babygramme », ne peut pas remplacer ce type de SS. Une scintigraphie osseuse peut être utile si elle est conjuguée à la SS, mais en raison de sa faible sensibilité pour les fractures métaphysaires, épiphysaires et crâniennes, elle ne doit pas servir à elle seule à poser un diagnostic [6]. Il est recommandé de demander à un radiologiste pédiatrique d’examiner la SS. Même si les lésions squelettiques dépistées ne nécessitent pas toutes une intervention médicale, leur présence peut contribuer à déterminer la cause des blessures qui ont suscité la consultation.
Si la première SS est négative ou équivoque et que la maltraitance demeure possible, il faut procéder à une SS de suivi environ deux semaines plus tard [6][23]. Si la SS initiale est positive, les images de suivi peuvent permettre de repérer d’autres lésions et fournir des renseignements précieux sur le moment où elles se sont produites et sur le processus de guérison. Lors des SS de suivi, le clinicien doit envisager d’omet tre les images du crâne, du bassin et de l’aspect latéral du rachis. En général, il aura dépisté les fractures qui s’y trouvent lors de la première SS, et s’il évite ces radiographies, il limitera l’exposition de l’enfant aux radiations [25][26].
Le clinicien doit envisager de soumettre à une neuro-imagerie tous les enfants victimes de fractures ou chez qui on soupçonne une maltraitance. D’autres études d’imagerie peuvent être indiquées lorsque les évaluations de laboratoire soulèvent des soupçons de lésion abdominale.
La guérison des lésions musculosquelettiques est graduelle. En général, l’évolution des signes radiologiques est prévisible chez les jeunes enfants. Les observations incluent un œdème des tissus mous, une réaction périostée, la formation de cals osseux et le remodelage. Il est important d’évaluer l’âge du traumatisme osseux pour établir les incohérences entre les explications transmises lors de l’anamnèse initiale et les lésions observées à l’examen physique ou radiologique. Les périodes de datation des fractures des os longs sont très étendues et peuvent se recouper largement [27]. La présence de fractures d’âges différents est indicatrice de multiples événements traumatiques survenus à divers moments.
Le clinicien doit détailler au dossier l’anamnèse et les caractéristiques cliniques du cas, employer un langage clair et objectif et tirer des conclusions du même ordre. Lorsque les examens cliniques, radiologiques ou de laboratoire laissent entrevoir une affection médicale sous-jacente, il peut être très utile de demander une consultation en génétique, en maladies métaboliques ou en endocrinologie (figure 2). Souvent, une consultation en orthopédie est nécessaire pour immobiliser des fractures, préparer une opération ou soulager des inquiétudes découlant d’une guérison ou d’une croissance sous-optimale.
Au Canada, tout cas soulevant des soupçons raisonnables de maltraitance doit être signalé aux services de protection de l’enfance de la province ou du territoire où habite l’enfant. La consultation de cliniciens spécialisés en maltraitance d’enfants peut contribuer à la prise en charge, faciliter la collaboration entre les dispensateurs de soins et les intervenants en protection de l’enfance et clarifier les aspects médicolégaux des communications et de la consignation au dossier. Le clinicien spécialisé en maltraitance peut effectuer une évaluation complète de l’a namnèse et des caractéristiques cliniques du cas et donner son avis sur la plausibilité des événements invoqués pour expliquer les lésions.
Les lésions musculosquelettiques font partie des lésions pour lesquelles la population d’âge pédiatrique sollicite le plus de soins médicaux. Le présent point de pratique fait ressortir les éléments de l’anamnèse et les caractéristiques cliniques qui devraient signaler au clinicien la possibilité de lésion non accidentelle et d’affections nombreuses, mais inhabituelles, qui peuvent se manifester par des anomalies squelettiques. La présence d’autres lésions accroît les craintes de maltraitance. Le clinicien est tenu de signaler tout soupçon de maltraitance aux services de protection de l’enfance et d’exposer clairement les éléments évocateurs de lésions non accidentelles.
Le comité de la pédiatrie communautaire, le comité de la prévention des blessures et le comité des soins aigus, de même que le comité de direction de la section de la médecine d’urgence pédiatrique et de la section de la pédiatrie hospitalière de la Société canadienne de pédiatrie, ont révisé le présent point de pratique.
Membres : Burke Baird MD (membre sortant), Laurel Chauvin-Kimoff MD (secrétaire-trésorière), Catherine Murray MD (administratrice), Amy Ornstein MD (présidente), Karine Pépin MD (administratrice), Michelle Shouldice MD (présidente sortante), Juliet Soper MD (administratrice), Michelle Ward MD (vice-présidente)
Représentantes : Claire Allard-Dansereau MD, Association des médecins en protection de l’enfance du Québec; Laura Stymiest MD, section des résidents de la SCP
Auteures principales : Laurel Chauvin-Kimoff MD, Claire Allard-Dansereau MD, Margaret Colbourne MD
Avertissement : Les recommandations du présent document de principes ne constituent pas une démarche ou un mode de traitement exclusif. Des variations tenant compte de la situation du patient peuvent se révéler pertinentes. Les adresses Internet sont à jour au moment de la publication.
Mise à jour : le 8 février 2024