Document de principes
Affichage : le 12 mars 2021
Michael J. Rieder, Geert ’t Jong; Société canadienne de pédiatrie, Comité de la pharmacologie
Paediatr Child Health 2021 26(2):124–127
La douleur est un problème courant chez les enfants. Des mesures pharmacologiques et non pharmacologiques sont utilisées pour la prendre en charge. Depuis quelques décennies, les opioïdes par voie orale sont populaires pour soulager la douleur modérée à grave. La codéine a longtemps été l’opioïde par voie orale le plus connu pour les enfants. Pour des raisons de sécurité, elle est désormais nettement moins accessible et moins employée. Divers autres opioïdes la remplacent, mais les données sur leur efficacité et leur sécurité sont limitées chez les enfants. L’oxycodone par voie orale emprunte les mêmes voies métaboliques que la codéine, mais sa pharmacocinétique est très variable. Les données sur la sécurité et l’efficacité de l’hydromorphone et du tramadol par voie orale chez les enfants sont également limitées. Lorsqu’on y recourt au lieu de la codéine, la morphine par voie orale est l’opiacé dont la sécurité et l’efficacité sont les mieux démontrées chez les enfants. Des recherches devront être réalisées pour explorer d’autres approches relatives aux médicaments opioïdes et non opioïdes, afin d’orienter les traitements analgésiques fondés sur des données probantes qui soulageront la douleur modérée à grave chez les enfants.
Mots-clés : Hydromorphone; Morphine; Oxycodone; Tramadol
La douleur non traitée ou trop peu traitée est associée à de graves effets indésirables [1]-[3]. Le traitement insuffisant de la douleur chez les enfants est considéré comme un problème depuis plus de deux décennies, et de nombreuses initiatives ont été mises en œuvre pour y remédier. Selon certaines approches, la voie orale est préférée à la voie intraveineuse ou intramusculaire. Même si le traitement de la douleur chez les enfants s’est considérablement amélioré, de nombreux défis doivent encore être relevés. La prescription d’analgésiques, et notamment d’opioïdes par voie orale, a beaucoup augmenté chez les adultes, ce qui a entraîné une crise des opioïdes majeure. Malgré l’accroissement des prescriptions, la douleur reste encore mal prise en charge chez de nombreux patients [4].
Chez les enfants, l’analgésie par voie orale prend surtout la forme d’ibuprofène ou d’acétaminophène. Les médicaments plus puissants incluent à la fois les opiacés, qui sont dérivés du pavot somnifère (ou pavot à opium; Papaver somniferum), et les opioïdes, qui forment un groupe plus vaste et englobent les opiacés. Les opioïdes, qui sont soit naturels, soit synthétiques, agissent par l’intermédiaire des récepteurs opioïdes dans le cerveau. Des médicaments comme la morphine et la codéine sont des opiacés, et d’autres, comme l’oxycodone et l’oxymorphone, sont des opioïdes.
Par le passé, lorsque l’administration d’un opioïde par voie orale était indiquée chez un enfant, la codéine était le médicament le plus utilisé. La codéine, également appelée 3-méthylmorphine, est un promédicament métabolisé en morphine par le CYP2D6 après son ingestion par voie orale. Sa déméthylation en morphine en est le principal mécanisme d’activité analgésique. Sans cette métabolisation, la codéine perd une grande partie de son efficacité analgésique.
L’activation de la codéine en morphine est polymorphe, c’est-à-dire que dans la population générale, elle est mue par des phénotypes distincts. Ces phénotypes comprennent des métaboliseurs normaux (chez la majorité des patients); les métaboliseurs lents (jusqu’à 10 % des patients, chez qui la codéine est convertie en morphine plus lentement, ce qui donne une réponse analgésique moins efficace) et les métaboliseurs ultrarapides (chez qui la codéine se change en morphine de façon très efficace et très rapide) [5][6]. Le phénotype des métaboliseurs ultrarapides est associé à un risque de graves effets indésirables, y compris la mort. Il n’est pas courant dans les populations du nord de l’Europe (1 % ou moins), mais très fréquent dans les pays adjacents à la mer Méditerranée, dans la corne de l’Afrique et au sud de l’Inde. Cette métabolisation variable pose rarement problème après une seule dose de codéine, mais lorsque les doses sont répétées, la morphine peut s’accumuler pour atteindre des concentrations au potentiel dangereux.
Le risque de toxicité associé au polymorphisme de la codéine, conjointement avec les préoccupations relatives à la sécurité de ce médicament pour prendre la douleur en charge après une intervention chirurgicale chez les enfants atteints d’affections comme l’apnée du sommeil, a d’abord incité les organismes de réglementation des médicaments et les organisations professionnelles à préconiser un emploi plus prudent de ce produit, pour ensuite recommander de l’éviter chez les enfants. Compte tenu de ces préoccupations, de nombreux établissements de pédiatrie du Canada et des États-Unis ont retiré la codéine de leurs formulaires pharmaceutiques [7].
Les opioïdes, y compris les opiacés, sont des médicaments aux effets morphinoïdes produits par l’interaction avec les récepteurs opioïdes. Ils comprennent à la fois des médicaments synthétiques et semi-synthétiques, dont l’action et les effets secondaires dépendent des récepteurs avec lesquels ils interagissent. L’action supraspinale des opioïdes a des effets à la fois analgésiques et euphoriques. Il existe plusieurs récepteurs opioïdes, mais c’est surtout le récepteur µ (mu) qui est responsable des effets analgésiques.
On recourt souvent aux opioïdes pour prendre en charge une douleur modérée à grave. Ils représentent un aspect essentiel des stratégies de contrôle de la douleur, telles que l’échelle analgésique de l’Organisation mondiale de la Santé [8], qui décrit le contrôle de la douleur comme une méthode progressive, faisant appel à des analgésiques de plus en plus puissants. Dans le cadre de ces thérapies graduelles, les opioïdes servent souvent (et de plus en plus) au traitement analgésique des enfants. Les connaissances médicales sur les opioïdes par voie intraveineuse chez les enfants et l’expérience acquise à ce sujet dépassent largement celles des opioïdes par voie orale.
Comme on l’a précisé plus haut, les problèmes de sécurité et d’efficacité liés à la codéine ont incité de nombreux hôpitaux à retirer le médicament de leurs formulaires pharmaceutiques. Les médicaments par voie orale qui l’ont remplacée sont la morphine, l’oxycodone, l’hydrocodone et le tramadol [9]. Une controverse subsiste quant aux stratégies optimales d’utilisation des opiacés par voie orale, y compris la morphine, pour assurer l’analgésie chez les enfants [10]. De plus, des données émergentes démontrent que, pour bien des problèmes de santé, les opioïdes par voie orale n’ont aucun avantage par rapport à des anti-inflammatoires non stéroïdiens bien dosés.
La morphine est employée par voie parentérale depuis de nombreuses années chez les enfants, et puisque le métabolisme de la codéine en morphine semble en être la principale voie d’action, il semble logique de remplacer la codéine par de la morphine par voie orale. Toutefois, l’administration de morphine par voie orale chez les enfants est loin d’être une décision routinière. En effet, la morphine est un prototype des opiacés que Frederich Sertürner a isolé de l’opium pour la première fois en 1804. Elle est utilisée en clinique pour le traitement de la douleur depuis 1817 et est surtout administrée par voie parentérale en pédiatrie. Ces dix dernières années, certaines études ont exploré l’usage de la morphine par voie orale, et plusieurs observations intéressantes en ont découlé [11]-[13].
D’abord, comme de nombreux opiacés, la morphine est soumise à un important métabolisme de premier passage, si bien que seulement 25 % à 35 % de la dose administrée par voie orale est disponible dans la circulation systémique pour exercer un effet analgésique [12][13]. Ce mécanisme est un déterminant essentiel de l’adaptation posologique lorsqu’on passe de la voie intraveineuse à la voie orale, et particulièrement à l’inverse, lors du passage de la voie orale à la voie intraveineuse. Par exemple, lorsqu’on remplace la morphine par voie intraveineuse par son équivalent par voie orale, il faut tripler la dose pour compenser la biodisponibilité relativement faible du produit par voie orale.
Ensuite, sans surprise, la morphine par voie intraveineuse procure une analgésie plus rapide. La morphine par voie orale est toutefois plus facile et plus rapide à administrer et semble avoir une efficacité comparable en soins très aigus [14]. Par ailleurs, les préparations liquides toutes faites, administrées par la bouche, font de la morphine par voie orale une option thérapeutique acceptable.
Enfin, l’absorption et les effets de la morphine par voie orale varient grandement chez les enfants, et la pharmacocinétique de cette substance est plus complexe qu’on le croyait auparavant [12]. Dans certains cas, cette variabilité peut être liée à un risque de dépression respiratoire.
L’oxycodone est un agoniste opioïde semi-synthétique utilisé depuis 1917 pour traiter la douleur modérée à grave chez les adultes. Cependant, depuis dix ans, elle est de plus en plus prescrite chez les enfants, particulièrement depuis que Santé Canada et la Food and Drug Administration des États-Unis ont émis une mise en garde contre l’emploi de la codéine. En 2014, c’est devenu l’opiacé par voie orale le plus prescrit aux enfants des États-Unis [15].
Comme c’est le cas pour la morphine, la biodisponibilité de l’oxycodone est moins élevée par voie orale que par voie intraveineuse. Chez les enfants, environ 37 % de la dose administrée par voie orale est disponible dans la circulation systémique pour exercer un effet analgésique [16][17], ce qui est très semblable à ce qu’on observe chez les adultes. Une grande partie de l’oxycodone est métabolisée, y compris une métabolisation partielle par le CYP2D6 en métabolite actif du nom d’oxymorphone [18][19]. Ainsi, les risques de la codéine pour les métaboliseurs ultrarapides pourraient très bien s’appliquer à l’oxycodone [19]. La pharmacocinétique de l’oxycodone est également variable, particulièrement chez les nourrissons [18]. Par conséquent, il est préférable d’utiliser la morphine par voie orale plutôt que l’oxycodone par voie orale pour remplacer la codéine.
L’hydromorphone, un dérivé de la morphine beaucoup plus puissant que la morphine elle-même [11][20], serait plus facile à absorber. Une grande partie de l’hydromorphone est également métabolisée, et l’un de ses métabolites, l’hydromorphone-3-glucuronide, est actif. En raison de la puissance de l’hydromorphone, on pourrait conclure que son usage par voie orale serait avantageux par rapport à celui de la morphine par voie orale, mais relativement peu de données soutiennent cette hypothèse, et il faudra réaliser plus de recherches comparant les deux opiacés chez les enfants [11][20].
Le tramadol est un analogue de la codéine qui agit comme un opiacé atypique. Plus précisément, il semble avoir des effets analgésiques à la fois parce que c’est un faible agoniste du récepteur µ et un faible inhibiteur de la noradrénaline et de la recapture de la sérotonine [21]. Le tramadol serait lié à des taux plus faibles de certains effets indésirables des opiacés, tels que l’inhibition de la fonction intestinale et la constipation. Il est très bien absorbé, a une biodisponibilité de 70 % [22] et a une demi-vie plus longue que de nombreux autres opiacés offerts par voie orale.
Le tramadol est essentiellement éliminé par voie rénale, mais il est également métabolisé par le CYP2D6 et le CYP3A4. Ainsi, la métabolisation du tramadol par le CYP2D6 produit un métabolite actif dont l’affinité pour le récepteur µ est beaucoup plus marquée que celle du tramadol même. Par conséquent, le tramadol provoque les mêmes problèmes que la codéine pour les métaboliseurs ultrarapides des substrats du CYP2D6 [23]. La métabolisation du tramadol par le CYP3A4 est inhibée par plusieurs médicaments, y compris certains anticonvulsivants et certains inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine. De plus, le métabolisme du tramadol est très variable chez les enfants, particulièrement les plus jeunes. En raison de cette variabilité et du risque d’erreur de médication, la forme galénique à privilégier demeure un sujet controversé chez les enfants [24][25]. Bien qu’il possède des caractéristiques intéressantes, le tramadol par voie orale n’occupe pas encore une place définie pour le traitement des enfants.
Les opioïdes ont toujours représenté un aspect essentiel de l’échelle analgésique, mais selon des données émergentes, d’autres traitements, comme l’acétaminophène et les anti-inflammatoires non stéroïdiens, sont sécuritaires et efficaces pour traiter certains problèmes de santé chez les enfants [7][26][27]. De plus, selon un ensemble de données probantes émergentes, la morphine par voie orale n’est pas plus avantageuse que les anti-inflammatoires non stéroïdiens dans certaines situations [26][27]. Il faut optimiser l’utilisation des anti-inflammatoires non stéroïdiens, de l’acétaminophène ou de ces deux médicaments avant de passer aux opioïdes. De plus, les approches non pharmacologiques du contrôle de la douleur sont éprouvées dans le cadre de certaines interventions et de certains problèmes de santé chez les enfants. Dans la mesure du possible, une démarche multimodale est à privilégier pour la prise en charge de la douleur.
Puisque la codéine est désormais à éviter chez les enfants, les cliniciens doivent soigneusement évaluer les modes d’analgésie par voie orale. Il existe plusieurs opioïdes par voie orale sur le marché, mais la morphine semble le choix le mieux soutenu par les données probantes en matière d’efficacité et de sécurité. Les cliniciens devraient également envisager d’autres solutions thérapeutiques que les opioïdes pour contrôler la douleur en toute efficacité et en toute sécurité chez les enfants.
Le comité de bioéthique, le comité de la pédiatrie communautaire et le comité des soins aigus de la Société canadienne de pédiatrie ont révisé le présent document de principes.
Membres : Shinya Ito MD, Geert ‘t Jong MD (président), Jean-François Turcotte MD (représentant du conseil), Sunita Vohra MD
Représentants : Michael J. Rieder MD (Société canadienne de pharmacologie et de thérapeutique)
Auteurs principaux : Michael J. Rieder MD, Geert ‘t Jong MD
Avertissement : Les recommandations du présent document de principes ne constituent pas une démarche ou un mode de traitement exclusif. Des variations tenant compte de la situation du patient peuvent se révéler pertinentes. Les adresses Internet sont à jour au moment de la publication.
Mise à jour : le 8 février 2024